A peine avais-je repris ma souris, lundi matin, que l'une de mes collègues a débarqué pour m'annoncer qu'elle quitterait prochainement la collectivité. Toute à ma joie d'avoir découvert le forty-one et à mon angoisse de devoir m'y exiler, je l'ai chaudement congratulée.
Deux heures plus tard, je réalisais qu'elle venait d'être embauchée sur l'un des postes que j'avais moi-même brigué. 20 ans nous séparaient. Fallait avaler l'affront et occulter le commentaire épicé de mon chef qui, voulant probablement me rassurer, me certifia que ladite structure faisait dans le jeunisme.
Vrai ou faux, allez savoir ce qui a motivé le recruteur. Les tâches décrites correspondaient à ce point à mon travail actuel que je pensais être au moins convoquée.
No comment.
Pour garder ma santé mentale un tant soit peu intacte, j'ai définitivement cessé de décortiquer le pourquoi du comment des recrutements de la Fonction Publique Territoriale du 44.
Les jours passant, j'ai commencé à me dire audacieusement que si je voulais bien voir le verre à moitié plein, cette nouvelle signifiait aussi qu'un poste allait se libérer dans les murs. Mais comme je m'étais déjà pris deux claques retentissantes, je me suis vite calmée, d'autant que personne, dans les hautes sphères, ne semblait se précipiter pour me proposer de remplacer la démissionnaire.
Alors j'ai traîné mes guêtres et me suis torturée en questionnement je-reste-moisir-dans-le-44-ou-je-pars-mourir-dans-le-41 jusqu'à ce que, ce matin, une dame bien-comme-il-faut, selon les critères douteux inculqués par ma mère, débarque dans le bureau pour réclamer un certificat de travail destiné à Pôle Emploi et me prenne à partie :
"J'ai 60 ans, je n'ai plus rien, je n'ai pas retrouvé de travail, je dois faire une demande d'ASS, vous imaginez, je ne me plains jamais mais quand même, j'ai élevé mes quatre enfants toute seule, je pense que j'ai donné à la société et maintenant, je me retrouve sans rien, je suis seule, qu'est-ce-que je vais devenir ?"
Essouflée, elle s'est arrêtée.
Atterrée, je l'ai regardée et j'ai murmuré :
"Je vous comprends très bien."
Elle a poursuivi :
"J'espère que les politiques vont faire quelque chose."
Et j'ai aquiescé pour ne pas lui casser son rêve :
"Oui, voter, c'est tout ce qu'il nous reste."
Depuis, je rumine comme une vache enragée et ce soir, en revenant de ma corvée de caddie, je suis tombée sur une émission de France Culture
Une vie sans futur ? Paroles de chômeurs.
Du coup, j'ai déboulé à l'apéro à cran devant un Léon qui pataugeait de bonheur coincé entre ses collègues actuels qui n'en finissent plus de lui déclamer leur amour et leur tristesse de le voir quitter le navire d'un côté, et le tapis rouge flambant neuf qui l'attend dans le forty-one de l'autre.
Après avoir débité mon monologue enflammé sur la détresse incommensurable du demandeur-d'emploi-de-durée-illimitée, j'ai attendu une réponse qui n'est pas venue et son regard quasi bovin associé à cette invitation pressante à boire un coup m'a renvoyé derechef dans ma solitude exténuante.
Après quelques gorgées, la situation est pourtant soudain devenue limpide dans mon esprit :
A nous deux, peu ou prou,
nous représentions la France.
La France qui gagne versus la France qui n'en finit plus de perdre. La France qui crie au pays d'assistés versus la France qui se demande comment elle va coller tous ses meubles Ikéa dans sa Logan pour y faire un nid douillet. La France qui croit être la seule à se lever tôt versus la France qui a travaillé très dur pendant des années et qui fait maintenant la queue à Pôle Emploi. La France qui croit que ça n'arrive qu'à ceux qui le cherchent versus la France qui n'en croit pas ses yeux d'être dans le prochain plan de licenciement.
Deux France qui ne se comprennent pas alors qu'elles devraient se serrer les coudes car basculer d'une situation à l'autre peut aller très vite, même lorsque l'on se sent, comme certaines personnes épatantes que j'ai pu rencontrer au hasard de mes balades, totalement invincible.
Et d'ailleurs, Léon a timidement tenté un rapprochement en me rappelant que lui aussi avait connu deux licenciements et le chômage juste derrière. Ce à quoi j'ai rétorqué qu'au niveau tentatives de fraternisation avec l'ANPE-Pôle Emploi, il n'était vraiment qu'un bleu bite par rapport à moi et que j'envisageais d'ailleurs de publier sous peu un guide répertoriant les différentes agences où j'avais été quémander du boulot sévèrement notées sur 20 pour la décoration, l'accueil et l'état des toilettes.
Je suis dans une colère noire,
et ça tombe bien car le moment d'aller se défouler dans les urnes est arrivé. Et je ne vais pas effleurer le bouton mais l'enfoncer du poing pour exprimer toute mon indignation d'avoir été traitée comme une pseudo délinquante par ce président sans majuscule qui n'a jamais raté une occasion, pendant 5 ans, de pointer du doigt les demandeurs d'emploi en répétant inlassablement à ceux qui n'attendaient que ça pour trouver des coupables à tout et à rien, qu'ils profitaient allégremment du système.
Le chômage et surtout celui de longue durée, c'est presque comme de souffrir d'une longue maladie. Quand j'annonce que je cherche du travail en société, les regards deviennent fuyants et généralement, on change très vite de sujet. Et pour parler de quoi, à votre avis ? De Léon le champion par exemple.
Le chômage des autres, ça fait trembler.
Ne vous méprenez pas, je suis très heureuse de ses multiples réussites car il l'a bien mérité et moi aussi, d'ailleurs, car, sans vouloir me vanter, j'y ai participé à bien des égards. Mais je n'ai pas une âme de femme-de et je voudrais bien, moi aussi, avoir ma petite heure de gloire if you see what I mean. Cesser d'être consignée à la maison entre une virée à Pôle Emploi et quelques mois de précarité au SMIC pendant que Léon part en croisade quand ça lui chante et avec tous les honneurs.
Je suis à bloc ce soir.
C'est moi, l'héroïne.
Celle qui prend les portes du saloon en pleine poire et qui se relève à chaque fois avec un gnon en plus et une dent en moins.
Moi, et tous les autres.
Ceux qui, comme cette femme rencontrée ce matin, se taisent ou n'osent parler de leur situation qu'à mi-voix.
Vivement dimanche.