Cherche bien, dans le pré, tu vas le trouver, le bonheur...
Rappelle-toi, quand tu bossais, enfermée dans ton minuscule bureau, fourré au 8ème étage de la tour Rank Xerox à La Défense, tu regardais les voitures défiler sur la bretelle et t'étais sure qu'un jour, tu plaquerais tout pour aller vivre à la campagne.
Ah, la campagne, c'était trop bien. Les champs remplis de boutons d'or, les vaches dans les prés et le parfum de la ferme. Quand t'allais à Souillac, tu hurlais "Oh, un mouton !" à tout bout de champ, tu te pâmais en écoutant le carillon de l'église, t'allais chercher ton lait au pis et tu trouvais que partir au marché place de la Halle le mercredi matin, c'était comme mourir de bonheur.
Alors, quand il a fallu revenir au pays en 2001, tu t'es dit que c'était l'opportunité de ta vie. Retourner à Paris, dans cette ville de dingues ? Pas question ! T'allais enfin te la couler douce en province...
Tu t'en rappelles plus de tout ça ? Parce que tu déblatères souvent sur ton bled... On a l'impression que t'es pas heureuse, en région... Tu serais pas du genre jamais satisfaite ?
Ben ouais, ça doit être ça. C'est ce qu'il dit, l'homme. Ca l'arrange bien.
Pourtant tu t'accroches. T'as écumé le rayon "développement personnel" de la Fnac. T'as lu toute la collec de "Ne vous noyez pas dans un verre d'eau". T'as ensuite révisé "Success for dummies" que t'avais acheté à Londres un jour de gloire et tu t'es mise au qi gong. Depuis un an, t'as attaqué le programme bio, tisanes à volonté et homéo.
Tu dois être conne, ça marche pas.
Et pour être franche, les moutons que t'as au fond de ton jardin, tu t'en tapes le coquillard. D'ailleurs, tu les bouloterais bien en côtelettes...
Ca fait deux ans que tu cherches un poste qui n'existe pas parce qu'ici, dans le bassin d'emploi Nantes-Saint-Nazaire, on t'a gentiment expliqué que c'est des soudeurs et des assistantes de vie qu'on cherche, pas des gestionnaires commerciales export.
A chaque fois que tu veux bouger un orteil, tu dois te taper deux bus et un tram avec 12 mn d'attente entre chaque. Au final, tu préfères rester chez toi, les cheveux gras et le jogging délavé.
Les sorties d'école, ça t'anéantit. Y'en a, tu les trouves accablants, avec leur air post-baba-cool-j'bosse-pas-trop-et-j'suis-vraiment-épanoui-comme-ça.
Tes voisins de droite, tu les évites depuis qu'ils t'ont invité à une party dans leur garage et que t'as passé une heure bouclée là-dedans, à la lueur d'une ampoule électrique, les fesses sur un fauteuil de camping seventies à fleurs oranges et vertes à boire du Curaçao bleu et à avaler des extrudés saveur barbecue. Même que l'homme, il était plus énervé que toi en sortant. Normal, il s'était tapé le pliant.
Et puis aller chercher tes 12 oeufs au marché du bled au milieu du 5ème âge et des femmes qui attendent leur troisième, c'est juste l'épreuve de la semaine.
Quand en plus il se met à pleuvoir, parce qu'au lieu d'être fine et d'aller te coller au-dessous de la Loire, t'es plein ouest, là où Evelyne Dhéliat pointe toujours son doigt en annonçant le prochain déluge, tu touches le fond et tu te dis que tu mordrais volontiers le premier venu. Ca tombe bien, personne ne passe dans ta rue, à part deux-trois p'tits vieux tout fanés et trop durs à croquer.
Alors tu rêves de sniffer le métro, de toucher l'Arc de Triomphe, d'être compressée dans le RER entre Charles-de-Gaulle et Nation, de revoir le musée Carnavalet ou de grimper au Sacré-Coeur, de faire la sortie des bureaux à La Défense parce que t'as oublié comment c'était, un type en Hugo Boss, de passer aux Tuileries pour demander au gardien éberlué si le Guignol-de-quand-t'étais-petite existe toujours et d'aller errer aux Galeries Lafayette. T'en es presque à envisager une escapade en bateau-mouche lors de ta prochaine virée annuelle à la capitale.
Faut bien se rendre à l'évidence. Quand tu déboules à Montparnasse, t'es chez toi.
Mais tu gardes quand même une lueur d'espoir car ça y est, tu vas avoir une bagnole ! Nom d'un chien, une caisse, une tire, un char, une tuturre rien qu'à toi. 16 ans que t'attends ça !
Mais attention, c'est pas venu tout seul. L'homme a pas débarqué un soir en brandissant un porte-clé BM avec le-regard-d'OSS-117 en te susurrant à l'oreille : "Va voir dehors, ma Chérie !" Non, mais pour qui tu te prends ? T'es pas Pretty Woman non plus !
En réalité, ça a duré des lunes. Il a fallu le travailler au corps, lui expliquer, puis le supplier et enfin le menacer pour qu'il accepte d'échanger sa grosse voiture, celle que tu ne voyais que le week-end, contre deux petites.
Peut-être que ta vie de déracinée va s'éclaircir ? Parce que, quand même... Vivre en province, c'est peut-être le rêve ultime des parigots qui vivent dans un studio, mais c'est pas facile tous les jours, et si t'as pas une voiture, t'as comme-qui-dirait un pied dans la tombe.
Edit de 19h23 : La deadline pour la livraison de MON TACOT, c'était le 15 mai. Vous comprenez pourquoi je suis sur les dents ? A 18h, il leur restait 6 heures pour assurer. C'était chaud ! Le verdict vient de tomber. C'est reporté au 30 mai. 15 jours à tenir...C'est clair, j'vais bouffer un mouton !