Jeudi dernier, 3h42. Presque aussi pétocharde que Mélanie Laurent la veille au soir mais nettement moins griffée, je saute dans ma décapotable pour vivre le xième épisode de mon feuilleton terrestre. Il fait nuit noire, pas un chat en vue. Hantée par ma lecture en cours, je m'enferme à double tour et mets France Inter pour me sentir moins seule. Allez savoir si mon destin ne pourrait pas basculer, là, d'un coup de fil d'acier. Les rues de mon bled du double four sont tout autant sordides et peut-être même aussi dangereuses que celles de Londres en 1880.
Soudainement, je réalise que je fais enfin partie de la France qui se lève tôt. Submergée par une sorte de fierté patriotique, je m'égarerais presque dans un "Alons enfants de la patrie..." tonitruant quand une pensée émue pour mon PDPA-bien-aimé m'assaille. Et s'il lui venait ce désir fou de m'accrocher la Légion d'Honneur ? Décaniller à 3h06 pour nourrir le bon peuple français, si c'est pas un service rendu à la nation, alors je ne m'appelle plus Cocotine.
Noyée dans mes fantasmes à deux balles, j'abats tranquillement mes 4 kilomètres et aperçois enfin le filet de lumière tant convoité. Il est temps de me garer et j'hésite quelques secondes. Trop de choix. Il faut bien qu'il y ait un avantage à roder dehors à cette heure inhumaine. J'attrappe mon fourre-tout et descend héroïquement de ma voiture. Je longe la devanture et tourne à droite. Au fond du coupe-gorge, une porte vitrée douteuse est éclairée. Je toque poliment. Mon nouveau patron, la mine un peu défaite et la tignasse en bataille, me salue et m'accompagne dans un cagibi exigu donnant sur des toilettes.
A 3h56, toute de blanc vêtue et sans aucun artifice superflu, je monte enfin les marches du fournil sous les éclairs aveuglants des néons.
Enfin sur les lieux du crime.
Le premier rôle est peu bavard et du genre taciturne. Habilement et méthodiquement, je le crible de questions. Sur ses gardes, il divulgue ses secrets au compte-gouttes et acculé, m'avoue tout à trac que de toute façon, il n'aime pas la boulangerie. Trop répétitif et pas créatif. J'en suis pour mes frais. Apparemment, j'ai parié sur le mauvais cheval.
Le second rôle est à lui seul un monument de la profession. Sanguin jusqu'au bout des ongles, il jure sans arrêt et se donne un genre canaille en tapant dans les portes quand il est contrarié. A coup sûr, sur ses vieux jours, il aura son hommage à la cérémonie d'ouverture. Le pantalon plissé sur des chaussures gentiment trouées, il dévoile ostensiblement son bedon arrondi et quelques centimètres d'un sillon fessier foisonnant. Je me donne alors comme impératif de ne plus jamais baisser les yeux au-delà d'une certaine limite.
C'est l'heure sacrée des cuissons. Pains divers et viennoiseries vaporisées sont englouties par un four géant d'un côté et son pendant à bois de l'autre. D'abord en observation, le patron me tend soudain la lame de rasoir et à 4h46 précises, d'un geste mal assuré, je signe ma première baguette ordinaire.
Rapidement, je me retrouve à dégazer, souder, façonner de la flute. Puis, tel un tueur aguerri, je brandis le coupe-pate et effectue de multiples pesées. Le gigantesque pétrin agite ses bras derrière moi. Mes neurones s'emmêlent et j'essaie de comprendre où débute et quand se termine le processus de fabrication des dizaines de pains que je vois défiler.
Mon enquête minutieuse de ces dernières semaines m'est heureusement fort utile. Face à ces deux professionnels, il s'agit de ne pas se laisser impressionner et montrer que j'en ai sous le capot. Poolish, autolyse, poussée lente, apprêt, toutes mes récentes découvertes m'aident à garder la tête haute.
Vers 6 heures, un troisième personnage entre en scène : la jeune pâtissière. Apprentie de son état et sur le point de passer son CAP, elle ne me paraît être la cible idéale pour entamer une causette entre filles. Je suis déçue. Aussi brute de décoffrage que ses deux collègues, elle me renvoie vite dans mes buts en m'expliquant qu'elle déteste la pâtisserie, qu'elle se moque d'avoir son diplôme et qu'elle va tout laisser choir à la rentrée. Je bats en retraite.
La pendule tourne. Il est 6h45. Avec un quart d'heure de retard sur l'horaire affiché, la boulangère lève le rideau, dans sa petite blouse fleurie. Une poignée de clients commence à débarquer pour s'offrir un pain au chocolat tout chaud ou une ficelle qui chante, sans avoir la moindre idée de ce qui se trame en coulisses, les bienheureux.
L'intrigue prend alors une autre tournure lorsque je me mets à analyser les éléments du décor. Roger Harth est à la retraite. Ca se voit. L'état des murs, les salissures du carrelage, les fenêtres rafistolées et la poussière sous le tapis laissent à penser que le maître des lieux n'est pas une fée du logis et si quelque chose me révulse, c'est bien la négligence dans l'alimentaire. Pour garder un esprit sain, je décide de fermer les yeux sur la scénographie ratée.
Ca vaut mieux car un grand moment de vie m'attend au tournant. C'est la pause. Pas davantage de propreté dans le coin pâtisserie, une cafetière glauque et un micro-ondes maculé trônent sur un plan de travail désordonné. Heureusement, j'ai ma bonbonne de thé en bandoulière. Je crève de faim et m'attend à un service haut de gamme avec farandole de pains et viennoiserie dorée. Amère déception. Le patron apparaît avec une vulgaire baguette et commence à se faire une tartine sans aucune sollicitude pour l'équipe. Obligée de quémander, je me retrouve avec un malheureux bout de pain blanc à me mettre sous la dent. Quand je pense aux souvenirs de jeunesse de mon Léon qui, lui, se voyait offrir des sandwiches luxueux chez Mulot, je me dis qu'il n'y a vraiment pas de justice.
La conversation va sûrement combler mes manques, habituée que je suis à passer mes mercredis soirs dans les bras de Guillaume Durand face aux français ou à veiller jusqu'à pas d'heure avec FOG le vendredi pour me gargariser de la semaine mythomane de Nicolas Bedos. Mais ça parle essentiellement clubs de foot, sujet qui, il faut bien l'avouer, me laisse totalement de marbre. Le langage est fleuri, voire carrément grossier mais bonne pâte, je participe dans la limite des mes moyens. Heureusement, la radio qui hurle sert à mes compagnons l'occasion inespérée de partir sur un nouveau terrain et vient alors cette question métaphysique :
- Eh, toi, qu'est-ce-que tu ferais si tu gagnais l'Euro Millions ?
S'en suit une énumération de marques de voitures de luxe, puis, dans un élan de coeur, l'un d'eux interpelle le patron :
- Vous donneriez pas un peu aux pauvres ?
Et là, la replique vole, agrémentée du ton ad hoc :
- Les pauvres, y peuvent aller crever !
Et emballé par le sujet, ce héros du commerce de proximité explose d'un éclat d'humanisme :
- Ah non, j'achète un bateau, je fous tous les bougnoules dessus et je l'envoie au large !
Les deux jeunes ricanent bêtement. Au bord de l'évanouissement, je déglutis et classe ce film médiocre en série B.
Les deux projections suivantes me confortent dans mon jugement. Certes, le réalisateur me laisse mettre la main à la pâte sans me cantonner à la plonge ou au balayage, ce dont je lui serai certainement éternellement reconnaissante, mais dans quelle panade je suis encore allée me fourrer ?
A 11h06 ce matin, en repassant par le fournil pour saluer les deux compères, j'entends qu'ils sont encore en train de s'époumoner vertement au aujet d'équipes de deuxième division et je leur lance :
- Encore sur le foot ?
Et là, avec une verve qui n'appartient qu'à lui, mon patron me rétorque :
- Ah ben, c'est ça ou le cul !
Affligée, je lui réponds calmement :
- Ah bon... Eh bien, faites ça quand vous êtes tous les deux mais, pas en ma présence.
Et trois pas plus loin, j'ajoute entre mes dents :
- Pitié !
Sur cette happy end, le rideau est enfin tombé sur mes trois premiers jours d'EMT. Et dire que je suis supposée y retourner cette nuit et mercredi pour boucler mes 35 heures de bénévolat. Pour supporter autant de crétinisme, je devrais quand même être payée ou moins recevoir un pain quotidien en cadeau. Même pas. Tous les matins, je regarde avec tristesse la miche que j'aurais pu manger la veille au soir et qui croupit dans le sac des malheureux invendus.
Mauvais casting, mauvais scénario, mauvais décor, mauvaise musique. J'ai peut-être une chance aux Gérard.
J'irais bien passer une petite semaine à Cannes, moi.